Souvenirs de mes études de médecine (1944-1951)
Souvenirs de mes études de médecine (1944-1951).
1ère partie : les candidatures.
La première candidature à Namur (1944-1945)
Venant de l’Athénée, je fus accueilli un peu froidement aux Facultés Notre-Dame de la Paix. La Belgique venait d’être libérée, mais mon père était toujours prisonnier de guerre en Allemagne. Si mon chemin quotidien était le même, par la passerelle qui enjambe la Sambre, entre Salzinne et Namur, le changement était considérable :les auditoires étaient en gradin et les professeurs en soutane. Les cours étaient plus denses, les syllabus plus épais, les matières qui me plaisaient (littérature, histoire, Virgile et Homère) étaient remplacées par des notions qui me paraissaient arides et de plus n’annonçaient guère le métier dont j’avais fait le choix. Les humanités gréco-latines étaient peu scientifiques à l’époque. En outre, ma rhétorique avait été écourtée à la suite des événements de la guerre sur le sol belge. Les mathématiques resteront depuis lors mon point faible.
Cette première année de médecine ne fut pas très plaisante : étant externe, j’étais assez isolé et ne participais pas à la vie estudiantine. Il y avait un fossé entre les externes et les pensionnaires pour une bonne part bruxellois ou flamands, issus de collèges jésuites. Par malheur, au cours de chimie, j’héritai d’un voisin pince sans rire qui me faisait sous cape des commentaires amusants sur le professeur, tout en gardant un visage impassible : je riais de bon cœur et ce fut évidemment moi qui fus expulsé par le père Colmant : « Monsieur là-bas qui riez ! Veuillez sortir ! » Je dus me lever, déranger mes camarades et monter les escaliers de l’auditoire la tête basse. Minime incident sans doute, mais c’était le premier cours de l’année et j’en ai gardé un souvenir pénible.
En physique, le bon père Lucas avait expliqué de manière assez elliptique le fonctionnement de la machine d’Atwood. Lors du premier interrogatoire partiel, c’est évidemment devant cette potence redoutable qu’il me conduisit et je n’arrivai pas à le convaincre de mon savoir. Nous approchions de Noël, alors que les panzers de Von Runstedt fonçaient vers la Meuse après avoir encerclé Bastogne (1). Quelques jours plus tard, le père Lucas fut blessé et à la rentrée, nous héritâmes en physique du père Mersch, qui était beaucoup moins sévère et dont le cours de physique était plus littéraire avec moins de chiffres et de formules.
Le père Henrard donnait le cours de botanique ; je ne sais pourquoi il était très irrespectueusement surnommé « haricot ». Il avait une allure d’inquisiteur et m’impressionnait beaucoup. Il exigeait que l’on constitue un herbier : plein de bonne volonté, je me promenais le dimanche dans les terrains vagues des Bas Prés, mais la récolte fut maigre. Je finis par adopter la méthode de la plupart d’entre nous : j’achetai l’herbier d’un ancien et m’aperçus en l’examinant de près qu’il avait déjà eu plus d’un propriétaire !
Le père Debauche me plaisait beaucoup. Sa philosophie était exprimée dans un style accessible : dans sa bouche, Saint Thomas d’Aquin était compréhensible et attachant. Cet aimable philosophe réveillait ma nostalgie de la littérature et mon enthousiasme pour Tite Live, Cicéron, Racine et Anatole France, mais aussi pour les « modernes » de l’époque : Mauriac, Duhamel, Giraudoux…
Avant les interrogations, comme la plupart d’entre nous, j’ai été consulter une seule fois le père Le Perse, qui en promenant son pendule sur nos notes de cours, prédisait les matières sur lesquelles nous serions interrogés. Je ne profitai pas de cet oracle pour « tuyauter » et je ne sais plus s’il avait dit juste ou non.
Les examens se déroulaient en une seule journée, éprouvante, et la délibération avait lieu dans la foulée. Le père Henrard vint me trouver après la proclamation et me dit d’un air patelin : « Avec un petit coup de pouce, nous aurions pu vous donner la grande distinction, mais nous ne vous connaissions pas puisque vous veniez de l’athénée. » Je n’ai jamais oublié.
Les candidatures à Louvain (1945-1948)
J’avais un kot chaussée de Namur à Heverlee, ce qui me permettait de descendre du tortillard Ottignies-Louvain, une gare avant la plupart de mes camarades. Les temps étaient durs : dans ma valise, j’emportais du ravitaillement, des pommes de terre, du chocolat et souvent un rôti de veau avec lequel je devais « faire ma semaine ». Certains matins d’hiver, l’eau était couverte d’une pellicule de glace dans l’aiguière.
Pour le retour, nous passions souvent par Bruxelles : nous nous entassions dans le tram qui nous conduisait du Nord au Quartier Léopold et j’avoue qu’il nous arrivait parfois de resquiller, en passant d’une voiture à l’autre à l’occasion d’un arrêt, après avoir repéré la position du contrôleur. C’était un sport. Au bout de quelques temps, j’amenai mon vélo, ce qui me permettait de me déplacer rapidement de mon kot vers les lieux de cours : l’hôpital Saint-Pierre, l’institut de bactériologie, rue du canal, et celui de physiologie, rue des doyens.
Les cours étaient plus proches de la médecine clinique. Tant en anatomie qu’en physiologie, les enseignants faisaient des incursions furtives dans la pratique médicale: la dérive des cellules qui deviennent cancéreuses, les anomalies embryologiques qui produisent les malformations congénitales, les conséquences des lésions du système nerveux…
Pour le cours d’anatomie, je m’étais procuré un crâne et un fémur, qui servirent d’ornement à mon kot, avec quelques photos de star.
Pierre Lacroix prenait un air suave, parvenant à ménager un suspense dans sa description des vertèbres et des orifices crâniens: les yeux un peu globuleux, le regard expressif, le visage poupin, il semblait s’adresser préférentiellement aux rares jeunes filles qui frileusement groupées au premier rang prenaient fébrilement des notes.
Ernest Van Campenhout était l’antithèse de Pierre Lacroix. Son discours était précis, sec, appuyé, insistant, sans réplique ; son visage était ravagé par une sorte de prurigo qui l’amenait parfois à se gratter nerveusement. Il se séparait rarement de son cigare. Il avait une réputation de terreur, entretenue par son physique sévère et par les anecdotes colportées par les anciens. L’examen tant pratique que théorique était redoutable : la compréhension des contorsions des viscères de l’embryon en développement et l’anatomie de la cavité des épiploons demandait une bonne dose d’imagination pour reconstruire en trois dimensions les schémas dessinés au tableau noir. A l’examen pratique, il prenait un vaisseau ou un nerf dans une pince « Qu’est-ce que c’est ? » Il fallait non seulement nommer la structure sur le cadavre fixé et déteint par le formol, mais en décrire le parcours. La veille de l’examen, l’appariteur nous ouvrait la salle de dissection et nous pouvions inspecter les régions sur lesquelles nous serions interrogés le lendemain. Je me souviens d’une structure vasculaire ou nerveuse au pli du coude, qui me paraissait difficile à identifier et sur laquelle j’ai déposé un peu de cendre de cigarette. Comme le petit Poucet, j’ai retrouvé ce repère le lendemain, lorsque le professeur me demanda de décrire la région.
Joseph Prosper Bouckaert nous a initiés à la physiologie. Son accent était difficile à décrire, sa verve était un mélange de zwanze bruxelloise et d’humour britannique. Son cours de reproduction était connu de tout Louvain et pas seulement des étudiants en médecine, en raison des anecdotes croustillantes qui l’illustraient. Les cours pratiques se passaient rue des Doyens. Je fus impressionné par la mise à mort des grenouilles d’un coup de poinçon bien ajusté. Les courbes étaient tracées par un stylet sur un tambour couvert de noir de fumée. Je me souviens qu’un copain en passant près de ma table d’expérience effaça par inadvertance les courbes que j’avais péniblement pu obtenir à partir des cuisses de la pauvre grenouille que j’avais dû tuer et dépiauter.
René Krémer
De ma fenêtre, avenue Astrid, j’ai été témoin de bien des événements : nous avions vu successivement passer les troupes allemandes en retraite, les collabos français en route vers Sigmaringen et les derniers détachements SS ; ensuite arriver les chars américains, puis les résistants traînant de probables collaborateurs et des filles à tondre. Lors de la bataille des Ardennes, nous avons vu se croiser les américains en retraite et les blindés de Montgomery venant à la rescousse de Hollande.
AMA-UCL - N° 30 - Editorial - Juin 2003
Souvenirs de mes études de médecine (1944-1951)
2ème partie : les doctorats
Enfin, j’allais entrer dans le vif du sujet et apprendre la médecine. J’eus dès lors plus de motivation et d’ardeur à l’étude.
Joseph Maisin donnait le cours d’anatomie pathologique à l’auditoire du cancer, de l’autre côté de la Dyle. Ses exposés étaient vivants, bien illustrés, et trahissaient une haute estime de soi-même. Je me souviens des horribles descriptions de la syphilis, qui pouvait, nous disait-il, se contracter par des baisers profonds : cette expression me laissait rêveur. Il prenait les présences à chaque cours et trouvait souvent l’occasion de nous parler de la bataille de Tabora à laquelle il avait assisté comme élève officier médecin(1), de ses recherches sur les rats et de sa grosse bombe au cobalt. Il avait parfois des colères subites, lorsqu’on avait le malheur de parler ou de rire au cours : je me souviens d’un de nous qu’il a traité d’ « idiot concentré fini » !
Paul Lambin était un homme cultivé, intègre, érudit, doué d’un remarquable sens clinique et d’un humour discret, mais aiguisé. Ces qualités, je n’ai pu les apprécier que plus tard, comme interne, puis assistant. Ses cours nous paraissaient un peu ternes. A l’examen, il était juste et bon.
Joseph Hoet était tout différent, extraverti, enthousiaste ; son cours et ses cliniques étaient un peu désordonnés, émaillés d’anecdotes et de digressions diverses. En pathologie générale, l’année s’achevait alors qu’il n’avait exposé qu’une petite partie du cours !
En chirurgie, Georges Debaisieux, brillant orateur, nous donnait la clinique d’urologie du samedi matin : un peu nonchalant, il était souvent en retard, parfois absent, mais lorsqu’il nous décrivait les étapes d’un diagnostic difficile, nous étions conquis.
Paul Van Gehuchten était également un enseignant brillant qui nous donnait de la neurologie l’impression qu’il s’agissait d’une science exacte, tant ses exposés étaient clairs et sa démarche diagnostique précise.
Oscar De Mees avait la charge du cours théorique de chirurgie. On nous disait qu’il était remarquable chirurgien, mais son cours était ennuyeux, lu d’une voix monocorde. Le syllabus était assez vieillot. A l’examen, on se demandait s’il nous écoutait. Nous avions l’impression peut-être fausse qu’il manquait d’enthousiasme et que l’enseignement l’ennuyait.
André Simonart, récemment revenu des camps de concentration, donnait un cours de pharmacodynamie, précis, clair, illustré par un livre remarquable que les étudiants des autres universités nous enviaient. Il avait une façon inimitable de nous donner des conseils, martelant les mots avec un accent flamand qui nous semblait augmenter sa force de conviction.
Je dois également citer Maurice Appelmans, dont nous redoutions les interrogations surprises : « Vous là, jeune homme, venez examiner cet œil. »
Fernand Malengreau qui lisait sans état d’âme un cours d’ailleurs bien fait, Paul Guns dont les plaisanteries étaient parfois difficiles à saisir et Jean Lederer dont l’érudition se manifestait parfois par des réflexions caustiques et polémiques.
Nos distractions étaient assez rares à cette époque et nous avions hâte de rentrer chez nos parents pour le week-end. Il y avait les réunions de la Régionale Namuroise à laquelle j’appartenais, le cinéma du vendredi soir au Forum, prétexte à chahut où nous raffolions des films américains dont nous avions été privés pendant la guerre et sifflions quand Rita Hayworth dansait ou Dorothy Lamour roucoulait. Je me souviens d’une conférence de Paul Claudel lisant son texte, sans talent, d’un récital de Tino Rossi sifflé, de Jacques Hélian acclamé et d’une manifestation à Bruxelles pour la libération du cardinal Mindszenty emprisonné à Budapest. Devant le local du parti communiste, nous qui étions habitués à la bonhommie des « pandoeren » louvanistes, avons tâté des matraques de la gendarmerie. Ajoutez un ou deux carnaval à Binche, les cortèges de Saint Nicolas, une ou deux visites de brasserie…
Il est certain qu’en tant qu’étudiant à l’époque, nous n’avions qu’une vue incomplète sans doute biaisée, peut-être trop critique de l’enseignement que nous recevions. Toutefois, il est clair qu’au sortir de la guerre, nous avions un important retard technique à combler et que la mobilité des malades, des étudiants et des enseignants était réduite. En outre, la plupart des professeurs n’étaient pas plein temps et avaient une pratique privée importante, notamment dans des cliniques proches du vieil hôpital universitaire géré par l’Assistance publique. Tout cela allait changer rapidement. Ce demi-siècle d’évolution prodigieuse est décrit dans le livre récent publié par Jean-Jacques Haxhe. (2)
René Krémer
1. En 1916, après une campagne de cinq mois, un corps expéditionnaire belge commandé par le général Tombeur (dit le tombeur de Tabora) s’empare de Tabora, capitale de l’Est Africain Allemand (aujourd’hui Tanzanie).
2. Jean-Jacques Haxhe. 50ans de médecine à l’UCL (1950 - 2000). Editions Racines 2002.
AMA-UCL - N° 27 - Editorial - Novembre 2002
Souvenirs d'antan.
La formation pratique en médecine. (Leuven, 1945-1951)
Avant le 4ème doctorat, les contacts avec les malades étaient rares, tout au moins dans le programme officiel des cours. Il y avait des séances de propédeutique à l'hospice communal, rue Frédéric Lints. Les petits vieux se prêtaient de bonne grâce à l'auscultation de leur cœur et de leurs poumons ; c'était pour nous l'occasion d'apprendre un peu du patois louvaniste, qui nous servirait dans nos stages ultérieurs. Parmi les râles pulmonaires, nous devrions reconnaître les râles crépitants et sous-crépitants, sibilants et ronflants. On avait parfois la chance d'entendre un souffle cardiaque, de repérer une arythmie. Nous apercevions brièvement des varices, des hernies, des loupes, des taches rubis, une scoliose...
Quatre à cinq fois par an, les assistants et parmi eux Jean Sonnet, Roger Masure, Henri-Georges Vandenschrick, nous montraient des malades en salle : je me souviens du " rouftata ", l'onomatopée du rétrécissement mitral chez une jeune femme aux pommettes empourprées, du foie "marronné " d'un cancéreux squelettique, du regard " tragique" d'une hyperthyroïdienne, des oedèmes monstrueux d'un cardiaque cyanosé, à la respiration courte et rapide...
Nous nous pressions pour assister au trop rares autopsies, prestement menées et commentées par Eugène Picard.
Exceptionnellement, un professeur nous conviait à assister à une démonstration pratique. C'est ainsi que le professeur Maldague amena un jour quelques étudiants en salle de pansement pour nous montrer une rectoscopie. " Ce malade a été mal préparé " dit-il en se retournant vers la sœur. Pendant le court espace de temps entre le retrait du mandrin et le placement de l'oculaire, des matières s'écoulèrent dans la manche de l'opérateur. Il y eut probablement d'autres démonstrations, mais c'est cette dernière qui, bien qu'écourtée, m'est restée en mémoire.
Une autre fois, nous avons pu assister à une intervention chirurgicale du haut de l'amphithéâtre à l'Hôpital Saint-Pierre : pris d'un étourdissement et d'une sueur froide, j'aidétourné les yeux et me suis éloigné : c'était mon baptême du feu.
Lors des cours cliniques, nous étions invités à faire la queue pour ausculter un cœur, percuter un poumon ou palper une rate. Georges Debaisieux nous décrivait l'opération qu'il allait pratiquer; Paul Lambin se lançait dans d'interminables diagnostics différentiels; Joseph Hoet nous racontait des cas proches de celui du malade qu'il nous présentait, ce qui produisait une certaine confusion dans notre esprit. Ces présentations cliniques nous donnaient l'impression d'assister à la bande de lancement d'un film que nous ne pourrions pas voir. Lorsque le stagiaire reconduisait le malade en poussant le lit ou la chaise roulante, nous étions déçus de ne pas pouvoir vivre ce cas dont nous ne connaîtrions sans doute l'évolution que par les possibilités que le professeur avait envisagées.
La plupart d'entre nous ressentions ce manque pratique de notre futurmétier et nous nous efforcions de compenser cette lacune par desinitiatives personnelles.
En premier doctorat, j'avais obtenu l'autorisation d'assister au tour de salle de Joseph Maisin. Les cancéreux en traitement se succédaient sur la table d'examen. En quelques mots, l'assistant exposait le cas ; le professeur posait une ou deux questions, consultait la fiche de traitement, jetait un regard perçant sur le malade, et décidait des doses à appliquer, en entourant au crayon de couleur les zones à irradier sur une peau déjà brûlée par les rayons...
Dès la 3ème candidature, le samedi et pendant les vacances, j'accompagnais le docteur Antoine dans son service de médecine interne à la Clinique Saint-Camille à Namur. Il me montrait ses malades et m'avait appris à faire des injections intra-veineuses et à ponctionner les ascites et les épanchements pleuraux. Les cardiaques, habituellement hospitalisés en phase terminale, suffocants et hydropiques, étaient traités par des injections intraveineuses d'un mélange d'ouabäine et de novurit, un diurétique mercuriel particulièrement agressif pour les reins. Les tuberculeux pulmonairesen cure de repos étaient isolés dans une salle appelée" le sanatorium ". On leur faisait des injections intraveineuses de calcium. Ces soins ont probablement contribué au virage de macuti.
Dès les vacances de second doctorat, chose impensable aujourd'hui, nous pouvions remplacer des médecins généralistes. On admettait que nous signions de notre nom les ordonnances, les certificats et les attestations, en mentionnant " remplaçant du docteur ... ". Je fis mon premier remplacement à vélo, dans un village de la Basse Sambre, dans une région de collines. Les malades accueillaient assez bien le jeune docteur hésitant, fébrile et maladroit, qui remplaçait leur médecin habituel au langage assuré, ventripotent, paternaliste, qui leur arrivait au volant de sa belle américaine.
J'avais acheté à l'avance les syllabus de 3ème doctorat (pédiatrie, ORL, obstétrique, dermatologie...) et je les parcourais attentivement le soir. La servante du médecin prenait les visites au téléphone, m'expliquait le chemin du hameau perdu ou de la ferme isolée et me servait les repas. Avant son départ, le médecin m'avait présenté à quelques malades chroniques, mais très brièvementcar les enfants trépignaient et les bagages étaient déjàentassés dans le coffre de la voiture.
Je me lançai dans les visites et les consultations. J'envoyais à l'hôpital les cas qui me paraissaient un peu sérieux, j'appelais des spécialistes en consultation, je demandais conseil à un autre médecin de la région. Mes sutures de plaies ne devaient pas être très esthétiques. Je ne me risquais pas aux examens gynécologiques. Pour les maladies de peau, il fallait d'abord ne pas nuire (liqueur de Burow, pâte de Lasarre). Les bébés étaient mis au jus de carotte, les mineurs à la Coramine et à la théophylline, les constipés au Normacol et les diarrhéiques à l'eau de riz. Une des spécialités du médecin que je remplaçais était l'extraction des bavures de fonte incrustées sur la cornée, fréquentes à l'époque, dans une région où il y avait encore pas mal de petites fonderies. L'ophtalmologue du coin fut probablement étonné de voir à sa consultation ces malades qui ne lui étaient que rarement adressés.
Appelé pour constater un décès, j'avais relu avant de partir les critères de la mort dans le cours de médecine légale. La rigidité ne me paraissant pas suffisante et le corps n'étant pas très froid, vu la canicule, je dus renoncer à la section d'une artère en raison de l'opposition énergique de la famille : je demandai un miroir. On détacha du mur une glace haute de 50 cm, que j'approchai avec difficulté des lèvres du présumé décédé. Il y avait un peu d'humidité sur la glace, mais l'absence de buée me rassura et je remplis le certificat. Quand je passai le lendemain devant la maison - je la vois encore - les volets baissés me confirmèrent que je ne m'étais pas trompé.
Un appel pour un accouchement à domicile m'a fait vivre des moments d'angoisse. Pas question d'appeler un confrère. C'était le 15 août et j'étais de garde ! On m'introduit dans la cuisine. A travers la vapeur d'eau produite par plusieurs casseroles entassées sur la cuisinière, j'aperçois la parturiente, une fermière corpulente, couchée sur la table en position gynécologique. L'accoucheuse m'interpella : " Je suis contente que vous soyez arrivé docteur. La tête ne passe pas. Il faudrait mettre les fers ! " Je ne trouve qu'une réponse: " Le risque d'infection est trop grand ! Il faut aller à l'hôpital." Malgré les récriminations de l'accoucheuse qui " perdait le cas ", c'est-à-dire son argent, je commande un taxi et j'embarque à côté de moi la future mère dont les gémissements s'étaient mués en cris lors des contractions. D'une main, je tâtais son pouls ; mon autre main posée sur le ventre de la primipare en gésine se voulait rassurante, s'efforçant d'inspirer une confiance que j'étais loin d'avoir. Nous traversons au pas le centre d'Auvelais, envahi par la cavalcade du 15 août, sous le regard curieux des majorettes, des groupes folkloriques et des badauds.
A l'hôpital, l'ascenseur était en panne : avec l'infirmière, heureusement robuste, nous montons la malade sur une chaise, par l'escalier assez étroit. Il fallut ensuite attendre le chirurgien qui passait le week-end dans sa maison de campagne. Le temps me parut très long ; heureusement la présence de l'infirmière me rassurait.
Le chirurgien dut employer les forceps et pratiquer une épisiotomie, tandis que j'administrais le chloroforme goutte à goutte sur le masque d'Ombrédane. Enfin l'enfant parut : ses cris me remplirent d'allégresse et j'allai féliciter l'heureux père, qui me remercia les yeux baignés de larmes.
Il y eut d'autres moment gênants ou stressants au cours de ces premiers quinze jours d'immersion dans la pratique médicale. Une épidémie de rougeole m'amena à grimper plusieurs fois par jour la côte d'Arsimont ; une vieille dame vint medemander d'examiner son chien parce que le vétérinaire étaiten vacance. Un drogué tenta d'obtenir une prescription de morphine. Une mère accompagnée de sa fille me demanda conseil d'un air équivoque : sa fille avait un " retard " d'un mois...
L'année suivante, je pus disposer d'une voiture. J'avais plus d'assurance, mais aussi plus de connaissances. J'étais aidé par les filles du médecin, dont l'une devint mon épouse.
Le 4ème doctorat était, à l'époque, entièrement consacré à la formation pratique. On pouvait opter pour quatre stages de trois mois (chirurgie, médecine interne, gynéco-obstétrique et un stage à option) , soit postuler pour l'internat, un stage de 12 mois dans un même service. C'était la voie royale pour accéder à une formation spécialisée. J'obtins l'internat en médecine interne, chez Paul Lambin, si bien que je n'eus aucune pratique en chirurgie, ni en obstétrique.
Les hospitalisés étaient peu nombreux et le " turn-over "assez lent, malgré le peu d'examens techniques disponibles à l'époque. Gastroscopies et bronchoscopies étaient un événement. Nous passions beaucoup de temps à interroger et examiner les malades, à enregistrer et " protocoler " les ECG, à faire les complets sanguins, à feuilleter les revues médicales à la bibliothèque... Les tuberculeux pulmonaires étaient traités par pneumothorax et parfois par thoracoplastie. Les nouveaux médicaments étaient pendant un certain temps réservés aux hôpitaux universitaires : la streptomycine nous amenait des tuberculoses aiguës (granulie, méningite). Grâce à la cortisone, nos salles étaient remplies par des polyarthrites chroniques progressives.
Je me souviens de pathologies aujourd'hui rarissimes ou disparues. Des anévrysmes syphilitiques de l'aorte, un tétanos mortelchez une jeune femme à la suite d'un avortement, des abcèspulmonaires qu'il fallait drainer, des fièvres typhoïdes, desmaladies de Bouillaud florides...
Après cet internat, je devins assistant chez Paul Lambin et fus pris dans le tourbillon des 50 ans de médecine que nous nous sommes efforcés d'évoquer dans le livre récemment publié par Jean-Jacques Haxhe (1).
René Krémer
1. J.J. Haxhe. 50 ans de médecine à l'UCL (1950-2000). Editions Racine. 2002