Le travail de l’Ambulance de l’Océan
La Panne est à 18 km du front. Trop loin encore pour les blessés les plus sévères, frappés d’hémorragies graves, de plaies de l’abdomen et de shock (une chute de la tension artérielle qui menace les organes vitaux). Ils sont conduits, à travers le lacis des tranchées, puis par de mauvais chemins ou par canot à moteur, vers trois postes chirurgicaux avancés. Le poste de Oostekerke est à 3 km du front. Cinq camions sont reliés par des tentes. Ils abritent une salle d’opération, une pharmacie et un stérilisateur pour les instruments chirurgicaux, une lingerie et des couchettes destinées au personnel médical. Quatorze lits sont disposés sous les tentes. L’ensemble est chauffé et alimenté en électricité par un groupe électrogène et des accumulateurs.
À La Panne, même, plusieurs salles d’opération reçoivent les urgences chirurgicales. Une unité de radiologie (une discipline récente, mise en place en 1896) vient en appui. Ensuite, ou dès l’abord, les blessés pris en charge par des services spécialisés : la stomatologie (les fractures de mâchoire et les gueules cassées), les plaies articulaires, les plaies du cou, les blessures des nerfs, les fractures des membres, l’ophtalmologie, la rééducation…
Sa proximité du front, son organisation et ses méthodes innovantes constituent les meilleurs instruments de l’Océan. Un de ses pires ennemis est l’infection à une époque qui ne connaît pas les antibiotiques. Mais, en réalité, la guerre industrielle multiplie les désastres.
La vie des soldats est épouvantable. Les tirs incessants et les offensives les déciment. Ils assistent impuissants à la mort et à la souffrance, côtoient les cadavres et subissent les rats, les poux, le froid, la pluie et la saleté sans nom. Les maladies à elles seules font des ravages. Trois épouvantes : l’arrachement des visages, la dislocation par les obus et l’attaque des gaz.Du fait de la nature même de la guerre dans les tranchées, la tête des soldats est particulièrement vulnérable. 14-18 verra l’irruption des grands traumatisés de la face, ceux qu’on appellera les gueules cassées. Pour ces innombrables victimes, perdre son visage c’est perdre la vue, l’odorat, l’ouïe et le goût, ne plus être capable de s’alimenter, mais aussi, et peut-être surtout, perdre l’image de soi auprès de ses proches, sa personnalité même.
Au point d’impact d’un obus, de nombreux éclats tranchants lacèrent les organismes. S’ajoute le souffle de la déflagration qui projette corps et débris, sans compter les risques d’ensevelissement. L’expérience sans cesse répétée des préparations d’artillerie transforme les hommes en animaux traqués, dans l’effroi de la roulette russe que constitue un bombardement. Les gaz de combat développés par les deux camps sont utilisés pour la première fois en avril 1915 en Belgique.L’introduction en juillet 1917 des agents vésicants qui s’attaquent directement à la peau, même au travers des uniformes, constitua un pas supplémentaire dans l’horreur.
Trois principes sous-tendent toute l’organisation (R. Reding).
- "La spécialisation des soins. On soigne mieux lorsqu’on se concentre sur un groupe limité de pathologies."
- "La responsabilité. Chaque chef de service exerce la liberté thérapeutique, mais il doit rendre compte de ses résultats."
- "La collégialité. Le médecin-chef réunit tous les chefs de service pour un rapport quotidien et le partage des pratiques médicales."
L’infection anéantit les défenses du corps et développe la gangrène. Se rapprocher sur front est la première parade, mais elle ne suffit pas face à des blessures complexes et souillées. Les antiseptiques connus ont peu de résultats et causent de nouveaux dégâts. Antoine Depage implante à La Panne la méthode de Carrel-Dakin qui consiste à irriguer les plaies d’une solution d’hypochlorite. Les opérations sont délicates et il faut suivre l’évolution bactériologique laboratoire. Mais les résultats récompensent les efforts.
L’Ambulance de l’Océan préfigure les grandes structures universitaires d’aujourd’hui. Elle est multidisciplinaire et multimétier. Elle est universitaire. Les blessures et leur traitement sont documentés, analysés, discutés. Les résultats sont publiés et présentés dans des conférences internationales. Et déjà, elle est mondialisée.