L'Étude de Molière
Une tradition de scientifique littéraire
À l’instar de ses carnets de retraite mêlant notes spirituelles et scientifiques, ses carnets de recherche relatifs à son étude de Molière ne se cantonnent pas à des notes littéraires, mais accueillent ou partagent littéralement les notes avec des considérations scientifiques. Ainsi, ce carnet en son verso porte sur des références à Molière quand le verso est consacré au code machine de la Elliot 802.
Le vrai génie ne se cantonne pas à une matière. Blaise Pascal, Albert Einstein, Antoine Lavoisier… Ces scientifiques débordent tous de leur champ et sont, entre autres, attirés par le monde littéraire. Il n’est donc pas étonnant de voir Lemaître versé dans le théâtre, surtout au vu de son histoire personnelle.
Une tradition de remise en question de l’attribution des œuvres
Les spécialistes de la littérature se questionnent souvent sur la paternité de certaines œuvres. Beaucoup d’auteurs, comme Shakespeare, ont donc vu leur statut d’auteur remis en question par les chercheurs, à tort ou à raison. Le cas de Molière fait aussi débat. Entre autres éléments, on relève que, mis à part quelques signatures, rien n’a été conservé qui a pu être écrit de la main de Molière et que personne n’a réussi à établir l’origine du pseudonyme de J.-B. Poquelin. Et Lemaître de reprendre les théories qui circulent de manière très critique. Scientificité oblige !
Les recherches propres de Lemaître
Malgré son attirance, Molière et la littérature n’appartiennent pas au domaine d’étude et de formation de Georges Lemaître et il en est conscient. Cependant, les œuvres de Jean-Baptiste Poquelin et leur possible liaison avec Louis XIV le passionnent de la fin des années 1940 au début des années 1960. Qui a bien pu le mettre sur cette voie ?
-
L’idée pourrait venir de sa nièce Odette. Elle lui aurait dit qu’il existait alors des recherches qui s’attachaient à trouver un autre auteur derrière Molière (à Paris, Maurice Garçon émet l’hypothèse que Louis XIV a peut-être joué un rôle inspirateur pour ses pièces).
-
Au cours des conversations qu’il partage avec ses collègues et ses amis à la table du Majestic, le sujet a peut-être été évoqué et aurait suscité son désir d’en savoir davantage.
-
Parmi les amis de ses parents, on retrouve le docteur Théophile Hénusse. Ce dernier est un moliériste et l’on sait que Lemaître lui demandera plus tard son avis sur ses théories. Peut-être a-t-il influencé Lemaître dans ses recherches ?
-
Comme il se pose beaucoup de questions, qu’il est facilement piqué de curiosité pour tout domaine, il a pu être dirigé vers ce sujet.
-
Peut-être le second conflit mondial l’a-t-il poussé à s’intéresser à d’autres choses qu’aux sciences ? Nous savons effectivement que l’isolement de la Belgique occupée l’éloigne d’un certain type de recherche.
-
Il a pu être orienté par les articles de Georges Lenôtre (« Molière était-il Louis XIV ? », 1951) et de Maurice Garçon (« Louis XIV était-il Molière ? », 1953).
Le chanoine reste pourtant un scientifique, il sait comment mener une recherche, d’autant qu’il en a déjà réalisé une du même genre. Il s’est en effet penché sur les œuvres du moine Ruysbroeck, un poète flamand du 14e siècle, ainsi que sur les mots voyageurs.
Dans ses archives, on retrouve des carnets de recherche dans lesquels il notait ses réflexions. Dans un premier temps, il s’intéresse à Molière, Louis XIV et Racine et se documente à leur propos. Il se base alors sur les travaux d’Alexandre Dumas (Louis XIV et son siècle), de Hubert Méthivier (Le siècle de Louis XIV), Ramon Fernandez (La vie de Molière), en plus des articles de Lenôtre et de Garçon. Dans un second temps, il se penche sur les pièces elles-mêmes, ce qui se traduit par l’achat de l’œuvre complète de Molière en 1963. Dès lors, il lira l’ensemble des pièces, analysera systématiquement les textes et tentera de déterminer qui a écrit quoi.
« Je pense qu’avoir résolu l’étoile double n’a fait que doubler l’admiration pour chacun des astres incomparables dont les éclats divers ont été trop longtemps confondus. Je ne me flatte d’ailleurs pas d’avoir rien fait de définitif, d’avoir rien prouvé. J’ai seulement voulu montrer ce qui peut arriver si un astronome se met à lire Molière et s’imagine qu’il y a dans la littérature comme dans le ciel des étoiles doubles » (Lemaître, Georges, Carnet de notes relatives aux pièces de Molière).
Sa méthode
Il commence ses recherches par la lecture de travaux concernant Molière ou Louis XIV. Il s’interroge véritablement sur les auteurs supposés des œuvres et sur la chronologie.
« Est-ce concevable que Poquelin ait pu permettre une surprise dont le roi n’eut pas à l’avance connaissance ? Est-il d’ailleurs certain qu’il n’eût jamais régalé les provinces de ce mystérieux docteur amoureux ? Mais ne faut-il pas renverser la situation, ce qui fut présenté comme accessoire ne fut-il pas le principal ? Poquelin n’est-il pas venu à Paris et le roi n’est-il pas venu au Louvre précisément pour y jouer et y entendre le Docteur Amoureux ? Nicomède n’aurait été qu’un prétexte. Mais alors qu’était ce Docteur Amoureux et pourquoi Boileau en regrettait-il la perte ? Pourquoi le roi désirait-il le voir représenter et avait-il fait venir Molière à Paris pour le jouer devant lui ? Le Docteur Amoureux n’avait-il pas Louis XIV pour auteur ? ».
Par la suite, il se questionne sur les sujets abordés (et la compétence de chaque auteur à en parler), sur la date de création des pièces, etc. Début des années 1950, après la publication de l’article de Maurice Garçon, il approfondit ses recherches en retournant aux textes originaux des pièces comme le lui a enseigné le père Bosmans et les analyse systématiquement. Il cherche des incohérences, des différences, etc., tant au niveau du contenu que de la forme. Il estime que la main de Molière est repérable dans certains extraits, et que d’autres traduisent la présence d’une tierce personne, plus compétente (comme dans Les fâcheux, la partie sur la chasse doit avoir été écrite par ou avec l’aide d’un connaisseur – tel le roi).
En ce qui concerne la forme, il procède à une analyse grammaticale, phraséologique et structurelle :
-
Il examine d’abord les scènes et les actes : quelle en est la longueur ? Quelle en est la logique ? Y a-t-il eu des coupures ou des sutures entre les différentes parties ? Et cela dans le but de révéler la présence de deux auteurs.
-
Il cherche ce qu’il appelle des « pièces préfabriquées » : des extraits tout faits, distincts de l’ensemble de la pièce, ajoutés par après et qui, du coup, ont une fin ou un début plutôt abrupts. Dans la même démarche, il essaie de distinguer les parties de textes qui sont issues d’une première rédaction de celles qui ont été rajoutées, ou du texte modifié ultérieurement. Y a-t-il un changement de style ou de forme qui distingue le texte primitif d’un texte ajouté a posteriori ?
-
Il compare également les pièces entre elles ou entre elles et leurs critiques (comme c’est le cas entre Sganarelle et la Critique de L’École des femmes, comédie en un acte et en prose datée de 1663). Il arrive ainsi à établir des « doubles séries » : Femmes savantes – Précieuses ridicules ; École des femmes – École des maris ; Médecin malgré lui – Amour médecin ; Mariage forcé – Sganarelle ; Don Juan – Tartuffe.
-
Il se questionne sur le style d’écriture, la mise en forme et l’organisation du discours.
Un exemple. Lorsqu’il lit une pièce, il la décompose. Il essaie de comprendre si Molière emprunte des idées ou du texte à quelqu’un d’autre (comme dans La Princesse d’Élide où il reprend des thèmes à un auteur espagnol pour flatter les reines de France – qui sont espagnoles). Il tente de comprendre quel a été le dessein de l’auteur : pourquoi écrit-il cette pièce ? Dans le cas de Tartuffe par exemple, Lemaître estime que Molière a voulu traiter toute une comédie en prose. Or dans le texte, certaines parties sont en vers. Certaines sont également moins finies que d’autres. Il émet alors la théorie selon laquelle que le roi aurait demandé des scènes en vers, à côté des scènes écrites en prose. Pour Georges Lemaître, il y aurait dès lors deux auteurs : l’un qui écrit en vers, l’autre qui écrit en prose. L’analyse de Tartuffe qu’il réalise est assez pointue et l’œuvre serait « caractéristique des deux composantes de l’étoile double que fut Molière » parce que l’on retrouve une différence de style et de discours entre le troisième et le quatrième actes, et parce qu’il y a une différence de contenu entre les deux. Il penche pour la théorie selon laquelle Louis XIV aurait écrit les premiers actes et Poquelin les derniers.
Ses analyses restent très personnelles : son style laisse penser que son texte est écrit selon ses réflexions et sans nécessairement de logique, il le destine d’abord à lui-même avant de l’adapter pour une éventuelle communication. Sa réflexion n’est pas toujours aisée, car il s’agit d’une réflexion continue et personnelle, il note réellement ce qui lui vient à l’esprit comme théorie au moment même. De ce fait, cela semble parfois assez décousu.